Danse pour elle seule...

Airi-Shina avait été ramenée par la geisha à l'Okiya, et n'avait essuyé pendant tout le trajet que de viles et blessantes remarques. Son succès n'avait visiblement pas plu à la Geisha.

La nuit avec donc passé, un peu trop vite. En effet, la Geisha courroucée lui avait donné des tas de corvées, qui incombait aux servantes, d'ordinaire. Mais Airi-Shina s'était exécutée sans faire d'histoires, et avait regagné son futon très tard dans la nuit, presque au petit matin.

Après seulement trois heures de sommeil, Airi-Shina s'éveilla au son d'une cloche. Après s'être acquitté de toutes ses tâches matinales, la jeune Maiko avisa qu'elle avait un moment de libre avant les activités de l'après midi.

Elle se rendit alors dans son endroit préféré de l'Okiya, le premier jardin intérieur.
C'était un endroit charmant, où poussaient plusieurs variétés de petits arbres, et un grand saule pleureur, en son centre. Le lieu n'était pas très grand, et aurait pu être une cour.
La rosée mêlée à la pluie de la veille gouttait sur les feuilles dans arbres, et une fontaine gargouillait au fond du jardin, répandant son contenu dans un bassin de pierre blanche.
Un petit banc se dressait près de celle-ci, et Airi-Shina alla s'y asseoir.
Elle soupira doucement. Sa vie n'était pas toujours drôle, et pourtant elle s'en accomodait fort bien. En effet, c'était la volonté de son père, et elle ne manquait de rien.

Un oiseau se mit à chanter dans un arbre, accompagnant de sa mélopée le doux chant de l'onde. Au loin résonnait l'agréable son d'un shamisen.
Emportée par cette mélodie, ou plutôt ce concert de sons différents, Airi-Shina se leva, et se mit à danser lentement.

Les pans amples de son kimono suivaient souplement ses mouvements, la rendant plus gracieuse encore. Airi-Shina n'aimait pas danser devant les gens. Elle dansait pour elle seule.
Elle virevoltait parmis les arbres, se courbant, se redressant avec grâce et maîtrise. Son visage était éclairé d'un sourire épanoui.

En cet instant, elle se sentait tout à fait bien, entière.

Après avoir posé son lourd panier de provisions dans la cuisine de l’Okiya Nitta, Keiko se précipita dans la chambre des servantes, feignant de dormir au même titre que les autres. En effet, la petite fille était revenue beaucoup trop tard à cause de la chute qu’elle avait fait. C’est pourquoi il valait mieux pour elle qu’elle se fasse oublier…

La voix rauque de l’Okaasan fit trembler les murs de papier. Elle avait crié le prénom de la petite fille, et cela avait réveillé les vieilles servantes acariâtre de l’Okiya. Ces dernières extirpèrent Keiko de son futon sans autre forme de procès et la jetèrent littéralement dans la cours intérieure du bâtiment avant de retourner se coucher. La petite servante gisait encore sur le sol lorsque l’Okaasan arriva dans le jardin. Elle se releva avec précipitation, le kimono sale, déchiré au genou, et la joue éraflée. Son regard se fixa sur la vieille femme : elle tenait un long bâton dans une main et un seau d’eau dans l’autre. La sentence de son retard allait tomber.

Elle se dirigea à grands pas vers Keiko, ses zoris claquant sur le sol encore mouillé, et lui jeta violemment le seau d’eau glacé, sans scrupules.



La petite fille ne put retenir un cri de surprise lorsque l’eau gelée entra en contact avec sa peau. Elle supplia l’Okaasan du regard, mais celle-ci feignait de ne pas voir ni entendre ses prières. Le bâton s’abattit une première fois sur son dos, ce qui la propulsa sur le sol. Mouillé, son kimono était beaucoup moins épais et absorbait moins la morsure sans pitié du bâton. A chaque coup, Keiko criait de douleur. Puis ce cri aigu ne fut plus qu’un gémissement.

Face contre le sol, les doigts s’enfonçant dans la terre mouillé, elle ne put retenir ses larmes. Une fois que les coups se furent tut, l’Okaasan lui balança le seau sur le sol avant de prendre la parole de sa voix sèche et profonde :

- Keiko, pour ta peine, tu vas aller me chercher du mirin et des feuilles de riz à l’Okiya Shuta. Tout de suite!

La petite fille se releva, ramassa le seau aussi vite qu’elle le put et sortit de l’Okiya, trempée, sale, le dos meurtri. Son visage se tordait malgré elle en une moue triste, ses larmes se confondant avec l’eau que lui avait jeté Mère. Dans la rue, personne ne lui prêtait attention, comme à l’accoutumé. Certains même n’hésitaient pas à la bousculer, ce qui la faisait atrocement souffrir, les coups étant encore récents.

Arrivée devant l’Okiya Shuta, Keiko hésita un instant. Le bâtiment l’impressionnait, et elle n’était pas sure de pouvoir s’exprimer sans qu’un nouveau flot de larmes ne franchisse la barrière de ses yeux. Elle s’approcha doucement de la grille de bambou en évitant de faire claquer ses gettas sur le sol, et s’arrêta. Elle put voir à travers les barreaux une très jolie jeune fille danser, ou plutôt voler comme une blanche colombe, selon elle.



La petite fille ne put s’empêcher d’observer ce spectacle avec ravissement, et cela lui fit oublier une partie de ses soucis. Mais ceux-ci revinrent très vite lorsqu’elle échappa le seau de bois sur le sol, non sans bruit. Elle se dépêcha de le rattraper, puis resta là, accroupie derrière la porte, serrant le seau très fort, comme si cela avait put empêcher les résidants de l’Okiya d’entendre le bruit qu’elle avait fait.

Airi-Shina dansait avec un plaisir évident et une grâce sans pareille, tranquille, se sachant nullement observée. Elle n'aimait pas montrer ce talent, et rares étaient les personnes qui l'en savait capable.

Soudain, un bruit retentissant ce fit entendre. La jeune Maiko stoppa ses mouvements, presque affolée, contrariée que quelqu'un ai pu la voir. Peut-être était-ce un chat, qui avait renversé quelque chose ? Airi-Shina n'était pas sure...

Le bruit venait de la porte en bois, menant au couloir près de l'entrée. Elle regarda vivement de ce côté mais ne vit personne. Elle dit d'une voix faible :

"Qui est là ?"

Comme elle s'y attendait, personne ne lui répondit. Alors, prudemment, elle s'engagea sur le petit chemin qui menait à la porte.
Un peu effrayée de ce qu'elle allait y trouver, Airi-Shina pencha la tête à travers l'ouverture, mais ne vit rien.

Surprise, elle jaugea le couloir du regard, avant d'entendre un faible gémissement. Elle baissa alors les yeux, et aperçut une petite fille recroquevillée sur le parquet, serrant un seau de bois contre sa poitrine.
La jeune femme s'accroupit et posa sa main sur le bras de la petite, et dit d'un ton apaisant :

"Bonjour... qui es tu ? Que viens tu faire ici.... je ne crois pas t'avoir déjà vu...."

Il n'y avait aucune aggressivité dans sa voix, elle voulait juste savoir. Elle accorda un sourire à la petite fille, pas très rassurée.

Keiko serra son petit seau plus fort encore lorsqu’elle entendit une voix résonner dans la cour de l’Okiya. Elle s’attendait à ce qu’une vieille servante acariâtre de l’établissement vienne lui faire des remontrances, une fois encore… Rien n’en fut.

La jeune fille au beau kimono qu’elle avait vu danser se trouvait là, dans l’encadrement de la porte. Elle s’accroupit à sa hauteur et tendit la main. Peut-être allait-elle la frapper, la pincer, ou encore lui tirer les cheveux pour l’avoir interrompue dans sa danse? Alors qu’elle s’attendait à endurer une nouvelle fois la douleur, elle sentit la main se poser simplement sur son bras.

Elle eut un léger mouvement de recul, lâcha son seau avec précipitation et s’empressa de baisser son visage vers le sol en signe de respect. Elle redressa très légèrement la tête, juste assez pour admirer le fin tissage et la broderie parfaite du bas du kimono de la jeune femme. La trame du vêtement était merveilleusement fine, la lumière pâle d’un lampion se reflétait sur le kimono et faisait ressortir les jolies broderies…

Keiko en oublia presque pourquoi elle était venue. Elle se ressaisit, pris son courage à deux mains, et déclara d’une petite voix :

- Bonsoir… Veuillez m’excuser de vous déranger. Je suis venue chercher un peu de mirin et quelques feuilles de riz pour l’Okiya Nitta…

Puis elle attendit, face contre terre, espérant une réponse positive de la part de la jeune femme, car l’Okaasan de l’Okiya Nitta était connue pour son avarice et son sens des affaires…

Airi-Shina eut un peu pitié de cette pauvre petite fille, aux marques de coups sur les bras... elle ne savait pas ce que signifiait être servante, puisqu'elle ne l'avait jamais été, née de famille riche, qui contribuait au financement de son Okiya... elle ne pouvait qu'imaginer les souffrances de la petite.

L'enfant, au prix d'efforts apparents, lui exposa la raison de sa venue. Airi-Shina eut un sourire indulgent, et hocha la tête.

"Je vais faire apporter tout ça... viens avec moi. Quel est ton nom ? Quel âge as-tu ?"

Elle essayait de la mettre à l'aise. La jeune maiko avait des manières très douces, et elle alla avec l'enfant jusqu'à la cuisine, où elle héla une servante d'un ton aimable.

"Cette enfant à besoin de mirin et de feuilles de riz. Elle est envoyée par l'Okiya Nitta. Peux tu apporter cela au jardin s'il te plait ?"

Elle remercia la jeune servante, et retourna avec l'enfant dans le jardin. Elle lui proposa de s'asseoir sur le banc de pierre.

La voix de la Maiko rassura Keiko. Les simples questions qu’elle lui avait posé permettait à l’enfant de se détendre et de se changer les idées.

- Je m’appelle Keiko Hitomi, et j’ai 9 ans, répondit-elle poliment.

Elle accepta de s’asseoir sur le banc de pierre aux côtés de la jeune femme. Elle avait l’habitude de tenir compagnie aux Geishas et Maikos de sa propre Okiya, et peu d’entre elles se plaisaient à écouter le petit babil de l‘enfant. Celle-ci restait donc muette, répondait aux questions des Geishas, les rassurait sur leur physique et se pliait à leurs moindres caprices.

Une servante arriva bientôt, les bras chargés de ce que l’Okaasan lui avait ordonné de rapporter. Il y avait une bouteille entière de mirin, et au moins un bon kilo de feuilles de riz. La petite fille fourra le tout dans le seau, prenant soin de ne pas briser les feuilles de riz et de bien caler la bouteille.

Doucement, elle se leva avec précaution, tenant le seau à bout de bras.

- Merci beaucoup pour votre générosité. Mon Okaasan remboursera tout ce qu’elle doit à votre Okiya demain.

Elle s’inclina légèrement et s’apprêta à prendre congé, mais elle avait une envie irrésistible de poser des tas de questions à la Maiko, surtout au sujet de son métier… Ses paroles franchir ses lèvres avant même qu’elle ne s’en rende compte :

- Excusez-moi… Pourrai-je connaître votre nom?

Elle se mordit la lèvre l’instant d’après pour se punir d’avoir été aussi indiscrète.

Les manières incertaines de l'enfant firent sourire Airi-Shina.

"Keiko.... c'est un nom charmant ^^... moi, je m'appelle Airi-Shina."

La petite fille avait l'air de s'en vouloir d'avoir posé une question aussi indiscrete à une Maiko. Airi-Shina était attendrie.

"Mais dis-moi, jeune Keiko... tu as l'air d'être très curieuse... je considère cela comme une qualité, mais ce n'est pas toujours le cas de nos aînées..."

Elle sourit à la petite.

"Je vois bien que tu as des questions sans réponses... si tu veux, je pourrais essayer de te répondre, si je le peux, bien entendu..."

Airi-Shina commençait à apprécier l'enfant, étrangement. Sa fragilité et sa curiosité en faisait quelqu'un d'intéressant, ce qui était plutôt rare dans le milieu... les gens intelligents étaient réprimés. On ne tolérait pas que les femmes puissent réfléchir, et ça, Airi-Shina le savait depuis longtemps.